L’œuvre de Jean-François Revel ? Un arsenal à canonner le mensonge , l’imposture, l’ignorance . Pour y substituer l’empire de la connaissance et du vrai. Selon Revel, est vrai ce qui est constaté ; il est, comme Raymond Aron, un adepte du principe de réalité. Ainsi , dans les années 1980, Revel se rallie au libéralisme économique, sans être économiste, par constat : les sociétés libérales, y compris en Amérique latine où il se rend souvent, à l’évidence, sont plus prospères que les sociétés bureaucratiques. Revel est libéral parce que le libéralisme appliqué tient ses promesses.
Mais Revel n’est pas bâtisseur de système, il ne prescrit pas de solutions spécifiques, laissant ce soin à d’autres : son rôle, indispensable, est de déblayer le terrain. En éclaireur, il repère les ennemis de la liberté, les extermine par la plume et l’ironie.
Longtemps, son gros gibier sera le communisme. Si Revel est anticommuniste, c’est par nécessité morale et devoir intellectuel : le communisme est objectivement faux parce que source de malheurs constatés. Revel canonne donc les communistes, les compagnons de route, les comparses et les mous : un philosophe ne transige pas avec ceux qui s’accommodent du mal et du faux. Entre la réalité et l’erreur, pas de milieu, la tiédeur est inacceptable, le compromis haïssable. Voici pourquoi la diplomatie gaullienne à base de compromis avec des régimes pervers, lui est insupportable tandis que les Américains lui semblent ancrés dans le réel.
Après 1989, Revel manque-t-il d’ennemis ? Il lâche quelques rafales contre un fantôme. Mais il anticipe aussi l’imposture qui se reconstitue, entre autres, sous les habits neufs de l’écologisme et du « politiquement correct ». Comment, se demande Revel, peut-on persister dans l’erreur puisqu’elle est avérée ? La connaissance serait-elle inutile ?Inconcevable . Il en conclut que l’on ne peut se tromper que par ignorance (une mauvaise raison mais acceptable parce que curable), par désir de pouvoir (une tare du régime présidentiel, qualifié de monarchie élective) , ou par une extrême mauvaise foi.
À ce seuil, Revel bute sur un obstacle majeur : ne pourrait-on envisager que les hommes se trompent de bonne foi ? Ou qu’ils se passionnent pour une idéologie non démontrée ou pour une religion plutôt que pour la raison ?
Confronté aux grands mythes et aux croyances, Jean-François Revel reste interdit : il n’admet pas que les mythes sont des objets réels. Il s’essaye à contourner la difficulté par un dialogue avec son fils Mathieu Ricard, moine bouddhiste. L’échange conduit là,au compromis : Revel accepte le bouddhisme comme philosophie mais pas comme révélation. Une faille dans l’œuvre de raison ? Entièrement occupé à illustrer le réel (en politique), le beau (dans ses écrits esthétiques), le bon (dans ses écrits gastronomiques), le vrai (dans ses écrits philosophiques), Revel mésestime la séduction du Mal et la passion pour les utopies révélées ou construites ; probablement, cette limite à la raison raisonnante cantonne toute pensée libérale, mal préparée à faire place aux mythes collectifs.
Pour rendre hommage à Revel, devrait-on l’encenser ? À l’encensoir, il préférait la polémique. Longtemps, avec lui, nous avons disputé de cet aphorisme d’Edgar Morin : « L’esprit humain crée des mythes qui s’emparent de nos esprits ». Aussi important que le fond de cette querelle philosophique en était le cadre : à table, obligatoirement, à Paris, Madrid, Buenos Aires ou New York avec un menu sélectionné par Revel.
Revel disparu, il nous remet en héritage son refus de transiger avec l’imposture et la tiédeur ; mais on ne peut pas véritablement lui succéder . Car il est l’homme d’un style et d’une époque. Un style est inimitable et les temps changent : il fallait être intempestif avec Revel tout comme , durant la guerre froide , il fallait avoir raison avec Aron . Les débats idéologiques actuels ne sont pas de la même nature que la menace immédiate des régimes nazis et communistes vécue par ces deux penseurs ; s’il importe de conserver la rigueur d’Aron et l’intransigeance de Revel, il serait indécent et inopportun de prétendre leur succéder.
Guy Sorman
Il faudra cependant bien que des hommes comme vous poursuiviez le combat contre l'imposture et l'ignorance totalitaire.
C'est un plaisir de vous lire dès que vous avez le temps de poster.
Merci.
Rédigé par : Valérie | 19 mai 2006 à 15:10
« L'esprit humain crée des mythes qui s'emparent de notre esprit » Magnifique sujet.
L'esprit humain est dans ce monde réel, le produit de notre activité cérébrale consciente d'elle même, comme est de ce monde l'individu qui la développe. Tout ce qui est pensé est de ce monde. Mais il faut bien séparer ce qui est relié à des faits, à des hypothèses (des possibles), ou à la foi. Les mythes sont des constructions de notre esprit. Soit à partir d'interprétations fausses liées à une méconnaissance à une époque donnée (exemple le dieu Soleil des Egyptiens, le monde ptolémaïque). Soit à partir de fictions ou d'idéalisations, fictions et idéalisations sociales comme le furent marxisme et socialisme, des délires intellectuels sans relations avec la vraie nature humaine, le constructivisme cher a K. Popper. Ceci dit ces mythes sont dans ce monde, mais ils sont mythes et non pas réalité, c'est la confusion entre mythes et réalité, la confusion entre idées et faits, la confusion entre les possibles improbables et les probabilités bien établies, la confusion entre une sélection de faits (un aspect orienté) et la totalité d'un phénomène qui engendrent tous les débordements. La connaissance de tels mécanismes permet de désinformer et ou de manipuler. Il faut également rapprocher tout ce qui précède de leur motivation et des projets de pouvoir. Il y a séduction du mal, de l'acte mal orienté, du désir de nuire;il y a passion pour les utopies, et le passéisme en est une, il y a limite à la raison. Tout cela est le fait de ce cerveau humain qui est bien dans ce monde. Débusquer l'erreur, l'intellect mal orienté devient une nécessité en ce temps où les capacités de nuisance se démultiplient avec les technologies (biologie, nucléaire, chimique et même médiatique, soft et hard power mêlés). A mon très humble avis et compte tenu de ce qui précède, il est encore plus vital aujourd'hui que durant le parcours de vie de Jean François Revel de canonner le mensonge, l’imposture, l’ignorance . Nous devons démultiplier la vigilance et le combat contre les impostures, les imposteurs, les mensonges, les vérités construites et leurs constructeurs, les manipulations, l'ignorance.
La liberté permet aux hommes de trouver les voies qui leurs sont nécessaires que ce soit en recherche ou en toute activité humaine. C'est là où l'homme est libre que se font de grande choses et de grandes découvertes. La liberté est une méthode pas une idéologie, et même mieux, c'est une part de l'homme.
Certains pourraient objecter que de grandes choses se firent en URSS, des choses colossales furent entreprises mais elles ne furent pas durables, elles furent réalisées sans tenir compte de l'homme. Il y eut un lourd tribu humain payé à l'idéalisation, avec des dysfonctionnements coupables comme par exemple dans le cas du nucléaire soviétique (*).
Débusquer les impostures, celles de l'écologisme politique, celles des exploitations à des fins politiques de résultats partiels d'analyses scientifiques sur des modèles non encore complets, celles des « politiques alimentaires », et tous autres cas similaires devient vital.
A ceci j'ajoute : tout particulièrement en France où existe une longue et performante tradition d' « emfumage ».
* * * * *
(*) La catastrophe de Tchernobyl était, au départ, un test. Un test délibéré sur le fonctionnement de la centrale nucléaire.
Sous le commandement du chef de la centrale, Brioukhanov, les opérateurs se livrèrent à une expérience, on attendit et le résultat escompté n'arriva point. Pour transformer l'échec en succès (car ce devait être une réussite) les opérateurs engagèrent une manoeuvre qui les dépassa.
Ceci relève de l'histoire. En fait ce qui arriva était la conséquence logique de l'état d'esprit des ingénieurs, cadres du parti qui ont encadré le projet depuis la conception de la centrale jusqu'à l'expérience finale; groupe de leader parvenus à leur poste grâce à leur volontarisme militant, adoubés par leur pairs sur stricte critère d'appartenance et partage des dogmes. La conclusion fatale est la conséquence d'une cascade de choix d'une ribambelle de membres d'un régime politique et bureaucratique pour lequel efficacité et respect idéologique, esprit de caste et de nomemklatura, l'emportèrent sur toute autre considération. C'est le dogmatisme, le consensus clanique qui rendirent possible ce qu'en d'autres logiques la plus élémentaire prudence et le respect des hommes interdiraient. L'homme passait après le clan et le dogme. L'accident arriva parce que la centrale était mal conçue et au rabais (relativement à la sécurité), mais ces défauts étaient profondément liés au régime politique, bien plus un accident politique que technologique. Ceci pour dire où peuvent mener de telles logiques, dans d'infinis dérives.
Rédigé par : djfru | 19 mai 2006 à 18:20
Venez nombreux sur le forum de la Revolution Bleue:
Vive la France
Vive la Revolution Bleue
Et Reagissez.
http://liberalisme.cultureforum.net/
Rédigé par : Antico | 20 mai 2006 à 00:50
Cette publicité sauvage n'est pas très heureuse, mais bon.
Bravo pour ce texte, j'aurais aimé l'écrire.
Je me permets de vous signaler deux autres articles remarquables :
http://caccomo.blogspot.com/2006/05/hommage-aux-pres.html
http://www.catallaxia.org/article.php?sid=663&mode=&order=0&thold=0
Rédigé par : Copeau | 20 mai 2006 à 10:39
Faut-il trouver un successeur à JF Revel?
peut être que l'avenir nous dira quels penseurs pourront se prévaloir de son héritage? il est certain qu'en France des hommes et femmes qui réfléchissent il y en a beaucoup...ceux qui démèlent le vrai du faux, moins...
je pense que vous faites partie de ceux là M. Sorman, avec d'autres: Rouceaute, Oulhabib, Millière, Caccomo...
Rédigé par : jugurta | 20 mai 2006 à 19:19
Ne comparons pas l'incomparable, cher Jugurta ! Caccomo, ce n'est pas exactement la même division intellectuelle que Sorman ! Roucaute est plus un amuseur public. Quant à Millière, il est singulièrement dénué de cette qualité qui faisait le charme absolu de l'œuvre de Revel : l'humour.
Toutoune
Rédigé par : Toutoune | 22 mai 2006 à 07:52
cher toutoune :) c 'est sympa comme pseudo ça fait fou...
Je trouve Caccomo très instructif dans son doomaine l'économie, je trouve très pertinentes les analyses géopolitiques de Millière mais c'est vrai souvent très pessimistes et avec peu d'humour, mais le pessimiste n'est-il pas un réaliste qui sait? selon la formule de Tarkovski si mes souvenirs sont bons, quant à Roucaute ben je vois pas en quoi c'est un amuseur public...
Rédigé par : jugurta | 22 mai 2006 à 21:53
L'humour, révolte supérieure de l'esprit. (A. Breton)
Mais il me semble qu'il y avait chez JF Revel autre chose, une passion.
A mon humble avis, et je l'ai exprimé plus haut, le contexte actuel est plus complexe. Il demande des ouvertures et des analyses transdisciplinaires. Il demande d'aller au contact des faits et de la complexité. Je pense que le combat qui est en développement sera plus dur, plus ample que du temps de JF Revel. Les idées dominantes d'une époque sont comme le mobilier ou les tableaux des appartements de la classe dominante. Ils datent de l'époque précédente. Evitons de penser décalé.
Rédigé par : djfru | 23 mai 2006 à 10:41
JF Revel a vu tellement de choses atroces dans sa vie qu'il ne pouvait que se réfugier dans l'humour (noir).
Excellente chronique d'un homme qui nous manque déjà et dont les derniers livres devraient être étudiés dans les écoles. Notamment La Grande Parade !!
Rédigé par : davethesith | 23 mai 2006 à 20:11