L’islamisme ce n’est pas le fascisme, contrairement à ce que vient de déclarer George W. Bush. En assimilant l’un à l’autre, le président américain essaie de remobiliser ses partisans ; mais il ne fait pas progresser la connaissance du sujet. À sa décharge, il n’est pas seul à confondre : dans les médias français aussi, il est souvent question d’islamo-fascisme. Une expression qui fait aussi peu sens que de traiter tout adversaire de fasciste, une vieille technique de diabolisation un peu passée de mode à gauche.
L’islamisme est un fait radicalement nouveau qu’il vaut mieux comprendre dans sa différence avec le fascisme. Le fascisme était une exaltation de la nation ; l’islamisme refuse l’enfermement des musulmans dans des frontières nationales, entend s’en débarrasser pour remplacer la nation par la communauté universelle des croyants. Le fascisme était une organisation efficace, hiérarchique et technocratique de l’Etat ; l’islamisme est en principe égalitaire et ne se soucie ni d’efficacité, ni de progrès, ni d’Etat. L’islamisme est un mouvement de rédemption des âmes et ne s’inquiète pas des corps ; le fascisme, au contraire, était anticlérical et exaltait la forme physique. Enfin et c’est évidemment déterminant, l’islamisme ne vaut que pour les musulmans, il n’est pas universaliste ; tandis que le fascisme a séduit des Argentins et des Britanniques autant que des Italiens, des Chinois autant que des Français.
On m’objectera que derrière l’idéologie islamiste, se meuvent des intérêts bien concrets et des ambitions de politique nationale : les Sunnites veulent reprendre le pouvoir en Irak, les Frères musulmans en Egypte et en Jordanie, Al-Qaida en Arabie Saoudite, le FIS en Algérie. Certes. Mais toute idéologie fonctionne à deux niveaux : la manipulation par les chefs et la séduction des masses. La séduction populaire de l’islamisme tient avant tout à son appel transcendental à l’âme musulmane , projetée comme distincte ( et supérieure ) de l'esprit occidental .
Demandons-nous pourquoi on a, en Occident, tant de mal à saisir cette nature de l’islamisme ? Pourquoi sommes-nous tentés de le ramener au fascisme ? Deux raisons à cela. Nous sommes prisonniers dans nos têtes de notre progressisme : comme le sentiment religieux nous a globalement désertés, nous ne pouvons plus comprendre que, dans d’autres civilisations, la foi est réelle. Nous politisons l’islam plus que les musulmans ne le politisent parce que nous ne sommes plus capables de raisonner en termes non rationalistes. Seconde raison : nous croyons au progrès, telle une foi de substitution, et nous ne pouvons plus comprendre que d’autres n’y croient pas ou estiment que les mythes (la communauté des croyants, la restauration du califat, le paradis pour les martyrs) sont des objets réels.
Compte tenu de ce qu’en Occident nous sommes devenus, il est improbable que nous ne comprenions jamais l’islamisme : nous sommes donc voués à le combattre en aveugles. À notre décharge, les islamistes nous combattent avec le même aveuglement et ne nous comprennent guère mieux : dans le regard d’un islamiste, l’Occident est véritablement diabolique, de même que dans le nôtre, l’islamiste est vraiment fasciste.
Mais l’islamisme existe-t-il comme phénomène unitaire ? N’est-il pas une création de l’Occident en quête d’ennemis ? Ou une invention des leaders politiques islamistes qui réunissent en un seul faisceau des revendications diverses à base territoriale ? Est-ce que le Hamas, le FIS, Al-Quada, le Hezbollah, les Talibans participent tous d’un même islamisme ? Ne pourrait-on satisfaire les exigences une par une : paix en Palestine, réforme politique en Egypte, en Arabie, etc. Un débat théorique : on ne voit pas en effet quelle satisfaction accorder aux mouvements islamistes dans chacune de ces situations puisque les islamistes veulent tout sur cette terre et au ciel ? Nulle concession ne semble de nature à satisfaire la revendication islamiste, en dehors de l’annihilation totale de l’adversaire. Et encore .
Par ailleurs, la distinction entre ces mouvements pouvait être possible il y a dix ans ; elle ne l’est plus. L’islamisme est devenu mondialiste : il est à l’heure de la mondialisation, par raison pratique mais aussi métaphysique. Tous les islamistes partagent le même espoir de restauration du califat ; Jérusalem, Alger, Ryadh ne sont jamais que des étapes vers cette attente ultime.
La guerre des visions du monde entre Islam et Occident est donc sans issue immédiate et sans perspective de paix à portée de l’entendement : Dieu et le Diable ne peuvent pas signer de traité de paix. À ce seuil, puisque nous ne pouvons nous empêcher de raisonner en Occidentaux, nous cherchons tout de même, contre l’évidence immédiate, une issue progressiste. En est-il ? Deux viennent à l’esprit et sont de rigueur. La première voie pourrait être qualifiée d’américaine : la démocratie libérale dans les mondes musulmans modifierait les comportements et le matérialisme l’emporterait peu à peu sur l’attente du Paradis. N’est-ce pas ainsi qu’aux Etats-Unis les puritains sont devenus des entrepreneurs, et que les Turcs, quoique musulmans, deviennent des Européens ? Cette voie est très longue mais elle existe.
L’autre sortie de crise est plutôt d’inspiration française : que l’islam se réforme, sur le mode chrétien, et les musulmans deviendront aussi laïcs que les Français. Mais ce schéma est plus théorique encore que celui des Américains puisque l’islam n’est pas « réformable » : ce n’est pas une Eglise, il n’y a pas de pape et en Islam toutes les interprétations existent déjà, des plus intégristes aux plus laïcs. En réalité, le combat entre les intégristes et les réformateurs occupe les musulmans depuis mille ans : en appeler à la réforme, c’est négliger qu’il existe déjà , aujourd’hui comme hier, bien des musulmans progressistes et laïcs. Mais comment les soutenir ? Les aider revient souvent à les compromettre . Au moins, reconnaissons-les et écoutons-les car la fin du conflit entre Islamistes et Occidentaux passe nécessairement par la victoire des musulmans éclairés en terre d’Islam, ce que Jacques Berque appelait Islam de progrès.
Rappelons aussi qu’avant tout autre et mieux que tout autre, un imam égyptien, lettré et homme d’Etat, a incarné cet islam de progrès : il s’appelait Rifaa, , éduqué à Paris dans les années 1830 , avant de devenir le conseiller du souverain et le grand modernisateur du Proche-Orient. Rifaa qui connaissait le Coran mieux que ses détracteurs intégristes, observa que la piété exigeait au préalable l’éducation et créa donc des écoles pour les femmes.. Lorsqu’on voyage aujourd’hui dans les mondes musulmans, on rencontre bien des imams éclairés qui se désignent comme « enfants de Rifaa ». Leur combat est le bon ; leur islam ne conduit pas à l’islamisme, ni au fascisme.
Guy Sorman
(Les enfants de Rifaa, musulmans et modernes , Livre de Poche 2005)
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