En 2009, la Chine et l’Inde, seront chahutées. Par la crise économique ? Pas
seulement. L’année révélera la complexité du monde en développement. La
croissance, quand elle est rapide,
apporte des progrès concrets aux peuples pauvres ; en même temps elle déstabilise leurs
traditions. Depuis dix ans, chez ces deux champions émergents , l’envol des
chiffres a commencé à résoudre la
question lancinante de la pauvreté ; simultanément, il a corrodé les liens sociaux,
familiaux, communautaires et religieux. Les gouvernements de l’Inde et de la
Chine - mais cela est vrai pour toute l’Asie- découvrent et ils le
constateront plus encore, en 2009, qu’une meilleure économie engendre une société nouvelle et un cycle d’exigences :
des peuples pauvres qui s’étaient
longtemps accommodés de la pauvreté et réfugiés pour survivre dans les réseaux
traditionnels, le village, le culte, la caste, la famille élargie, ne s’en
satisfont plus . Les plus actifs, les plus entreprenants, les plus jeunes ont fui vers les villes modernes et le marché
du travail : les réseaux conservateurs s’effondrent. Sous l’effet de l’exode
rural, des médias, d’internet, le regard sur le monde des jeunes Indiens et des jeunes Chinois
s’élargit : de nouvelles interrogations surgissent et des revendications .
Puisque le développement économique est désormais possible, pourquoi ne
serait-il pas plus rapide ? Pourquoi ne serait-il pas plus équitable ? À
l’exigence de revenus s’ajoute en Asie,
celle de la justice sociale. Voici qui
explique les émeutes de 2008 dans toute la Chine, celles des paysans comme
celles des ouvriers en ville. Voici pourquoi dans le Nord Est de l’ Inde une guérilla
maoïste-les Naxalites- que l’on croyait
éteinte, se rallume , recrute des
sans-terre contre les propriétaires : dans l’Etat du Bihar, où la violence est extrême, armée et milices villageoises affrontent la guérilla.
Au sortir de
la misère et de l’oppression, on s’interroge aussi sur la nature des
gouvernements : celui de l’Inde est démocratique, mais souvent corrompu. Celui
de la Chine ? Le peuple, de mieux en mieux informé par internet, sait que le
Parti communiste n’est ni démocratique
ni honnête : désormais , le Parti craint
le peuple. En 2008, le tremblement de terre du Sichuan avait révélé combien la corruption, des écoles construites au
rabais , avait tué les enfants plus que ne l’avait fait la Nature. Les Jeux
Olympiques ? Pour le grand nombre de Chinois qui ne les ont aperçus qu’à la
télévision, ce fut vécu comme un grand gaspillage autant qu’une source de fierté
nationale.
Plus
inquiétant encore, en Chine comme en Inde, le ralentissement économique de 2008
a révélé à quel point le développement des deux géants de l’Asie était
tributaire des consommateurs occidentaux. En 2009, il apparaîtra, plus encore,
que la croissance, loin de résoudre tous les problèmes de l’Asie, en révèle de
nouveaux ; et, cette croissance ralentira suffisamment pour exacerber toutes les fractures.
De la Chine ou
de l’Inde, laquelle sera la plus perturbée en 2009 ? En Inde, l’islamisme sera
la principale menace. Longtemps, les dirigeants indiens ont nié, et ils
continueront globalement à le nier, que puisse exister un islamisme radical
véritablement indien : tout attentat est toujours attribué à des interventions
extérieures, au Pakistan comme bouc émissaire. Mais l’attaque contre Bombay, en
décembre 2008, ne fut rendue possible que par des relais et complices à l’intérieur de l’Inde. Ces musulmans de
l’Inde, entre cent et deux cent millions – on ne sait pas – constituent
désormais un champ de recrutement pour le radicalisme islamique. Là encore, en
raison même du développement économique : il déracine des adolescents et les
coupe de leurs traditions villageoises qui associaient souvent Islam et
Hindouisme. Le développement les
propulse dans des villes ingrates, les expose par le web à la propagande de
l’Islamisme global. De nouvelles violences d’origine islamique semblent donc
inévitables. Et plus à craindre encore que des attentats au nom de l’Islam
dévoyé, il faudra redouter les effets de cascade. Les partis nationalistes
hindous (le BJP actuellement dans l’opposition au Parti du Congrès) se lanceront
, inévitablement, dans une surenchère,
pour affirmer le caractère hindou de l’Inde ; et le gouvernement versera,
inévitablement, dans des attitudes martiales au risque de déclencher un nouveau
conflit avec le Pakistan. Il faudra tout l’art de Hillary Clinton pour
l’empêcher.
Les
investisseurs étrangers, déjà réticents envers la bureaucratie indienne,
s’effrayeront de cette montée des périls, ce qui pourrait ralentir encore la
croissance.
Mais l’Inde,
bousculée de l’intérieur et de l’extérieur, restera debout et entière parce
qu’elle est une démocratie : ses institutions politiques ont démontré par le
passé qu’elles pouvaient absorber les chocs de la guerre, des émeutes et de la
misère. L’attachement des Indiens à la démocratie restera profond car chacun
sait que, par-delà les querelles, seule la démocratie indienne, à partir de
peuples aussi divers, permet de vivre ensemble. En Chine, ce sera plus
aléatoire.
La légitimité
du Parti communiste chinois, admet-on d’ordinaire, tient toute entière au taux
de croissance : ce n’est que partiellement exact. L’autre fondement de cette
légitimité, toute relative, est la paix civile telle qu’elle règne en Chine
après un siècle de révolutions. Mais, en 2009, ces deux fondements seront
ébranlés. Tout d’abord, on doutera que les tentatives de relance de l’économie
par les dépenses publiques aient le moindre effet : l’industrie chinoise est
globalement configurée pour l’exportation, fort peu pour le consommateur chinois . Par ailleurs, le Parti
communiste se refuse à investir en Chine même les fonds souverains gigantesques
qu’il a placés en Dollars hors de Chine.
Pour quelle raison ? On soupçonnera les dirigeants chinois de ne pas avoir
totalement confiance en leur propre avenir . Les étrangers continueront donc à
investir en Chine tandis que le Parti acquiert des Bons du Trésor américain :
cette tendance ne devrait pas s’inverser en 2009. Mais une croissance prévisible
en-dessous de 8% conduira au licenciement de millions d’ouvriers : ceux-ci , dés qu’ils perdent leur emploi sont
légalement obligés de retourner dans leurs villages d’origine. Villages qui n’offrent d’autres perspectives que la
misère, en particulier parce que la terre n’appartient pas aux paysans : faute
d’être propriétaires, les paysans ne peuvent obtenir de crédit et ils ne peuvent pas
investir dans une agriculture qui deviendrait plus moderne. On envisagera donc
que les ouvriers licenciés des usines et des chantiers refusent de s’en
retourner chez eux, qu’ils errent à la périphérie des grandes villes en quête de
petits emplois et de subsistance. Cette prolétarisation a commencé en 2008 :
arrêtés par la police, les migrants se révoltent. Ces rebellions ne pourront que
s’amplifier. Mais des rebellions ne font pas une révolution d’autant que les
leaders possibles - les démocrates, les pasteurs, les moines , les autonomistes
du Tibet ou du Turkestan oriental - sont
en exil ou en prison. Des arrestations massives et préventives avant les Jeux
Olympiques n’ont été suivies d’aucune libération après les Jeux : 2009 risque
d’être plus brutal encore pour tous ceux
que tente la dissidence.
En 2009, le
Parti n’aura le choix qu’entre encore plus de répression ou renoncer pour de bon
au communisme. Comment cela ? En restituant la terre aux 800 millions de
paysans. Cet abandon de l’ultime reliquat du marxisme, mais essentiel, pourrait
rétablir la paix civile ; une privatisation des terres déclencherait un grand élan
productif dans les campagnes. L’écart insupportable entre Chinois des villes et
Chinois des champs pourrait se réduire.
Mais le Parti, soudain confronté à une nation de propriétaires individualistes,
y survivrait-il ? En 2009, au sein de ce Parti et dans toute la Chine, ce sera
le débat décisif : il est engagé.
En Inde et en
Chine probablement bouleversées de l’intérieur, les gouvernements seront-ils
tentés de refonder l’unité nationale par la guerre ? Entre le Pakistan et
l’Inde, nous l’avons vu, les Etats-Unis s’interposeront. Autour de la Chine,
tentée d’intervenir à Taïwan, voire en Corée du Nord, c’est aussi l’armée
américaine qui veille : la Marine avant tout. Sans la Septième flotte qui
patrouille de Hawaï à Madagascar, on devrait craindre que les puissances d’Asie,
en difficulté chez elles, ne s’attaquent de surplus à tous leurs voisins et
par-delà démantèlent tout le commerce
international. La dépression serait mondiale .
Paradoxe de la
crise économique : née aux Etats-Unis en 2008, elle renforce le rôle des
Américains comme gardiens de la paix. On envisageait, en 2008, que l’axe du
monde se déplacerait vers l’Asie, que l’Inde et la Chine se substitueraient
à la puissance américaine : cette
prévision ne tient plus. C’est aux Etats-Unis que se réfugient l’épargne
indienne et chinoise ; et Barack Obama hérite d’un rôle qu’il n’avait pas
cherché mais où nul ne souhaite le remplacer, celui de gendarme de l’ordre
international.
En 2009,
l’incertitude en Chine et en Inde devrait aussi déplacer le regard et l’intérêt
vers le Japon. Le Japon, très oublié, trop oublié depuis dix ans, alors qu’il
reste la deuxième puissance mondiale, après les Etats-Unis, devant l’Europe. Le
Japon, dont les chercheurs à eux seuls déposent chaque année plus de brevets que
toute l’Europe. Le Japon, prospère, stable, et qui tranquillement renforce sa
puissance militaire, de loin supérieure à celle de la Chine et évidemment de
l’Inde. Le Japon qui, progressivement, prend le relais des Etats-Unis, comme
garant de la stabilité à l’Est du monde.
Le Japon qui, tout de même, il faut le rappeler, est depuis un
demi-siècle, ce que l’Inde et la Chine souhaitent devenir, une alliance des
traditions et de la modernité : une longue route où les Japonais s’étaient
engagés dés 1868, les Chinois en 1979 et les Indiens en 1991. Chinois et Indiens
ont entretenu l’illusion , et bien des
observateurs européens avec eux, qu’il était possible de brûler les étapes.
À tous , 2009 donnera tort : le développement , c’est long
,périlleux , incertain.
( Texte publié dans L' Hebdo )
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