Qu’ajouter aux éloges innombrables de Claude Lévi-Strauss, mort à Paris, à l’âge de 101 ans ? Et bien, on a peu ou pas souligné tout ce que Lévi-Strauss devait à New York. « En vivant à New York », me racontait-il, quand nous prenions le thé dans son appartement parisien, rue des Marronniers, « j’ai découvert que l’on y trouvait le monde entier». Tout d’abord, en collectionneur passionné d’antiquités, il explora tous les antiquaires de New York. C’est dans ces boutiques, et non en anthropologue de terrain, qu’il découvrit les objets et les rituels des Indiens d’Amérique. Il écrira plus tard quantités d’ouvrages sur les Indiens d’Amérique du Nord et leurs totems. C’est aussi à New York que Lévi-Strauss rejoignit un cercle de réfugiés juifs dont l’influence allait être décisive. Lui-même avait fui la France occupée en 1941 et gagna les Etats-Unis grâce à la Fondation Rockfeller. Il fut alors embauché par la Nouvelle Ecole des sciences sociales, avant de devenir attaché culturel à l’ambassade de France, jusqu’en 1947, où il revint à Paris. C’est à New York qu’il rencontra deux pionniers de l’anthropologie, Boas et Jakobson, rencontres décisives qui bouleversèrent sa vision du monde. On peut affirmer que c’est à New York que Lévi-Strauss est devenu le Lévi-Strauss que nous connaissons. Sans son expérience new yorkaise, peut-être serait-il resté un anthropologue parmi d’autres.
Franz Boas, réfugié allemand, plus influent anthropologue de son temps, expulsé d’Allemagne par les lois aryennes, fit découvrir à Lévi-Strauss sa conception du relativisme culturel. Avant Boas, la plupart des penseurs occidentaux appliquaient aux cultures le concept d’évolution. On situait les cultures occidentales en haut de l’échelle de l’évolution, les cultures primitives en bas, figées au stade premier. Pour Boas, il n’en était rien. D’après lui, toutes les cultures sont aussi complexes et développées, toutes sont différentes mais aucune n’est supérieure à l’autre. Lévi-Strauss est parti de là où Boas (décédé en 1942) s’est arrêté. Livre après livre, il a montré comment toutes les cultures dites primitives sont confrontées aux mêmes questions essentielles et existentielles que l’homme moderne : la vie, la mort, le mariage, Dieu… Comme Boas, Lévi-Strauss allait montrer que cultures et races ne coincident pas ; avant lui, les deux étaient souvent assimilées. Si la culture et la race sont distinctes, si aucune culture n’est supérieure à une autre, alors plus rien ne justifie le racisme. La popularité de Lévi-Strauss vient en grande partie de sa destruction scientifique du préjugé raciste. Une telle équité n‘exclut pas, selon Lévi-Strauss, que certaines cultures soient plus à même que d’autres à répondre aux grandes questions humaines ou à faire face au changement. Lévi-Strauss n’était pas un admirateur naïf de tout ce qui pouvait être considéré comme primitif. Il n’était absolument pas opposé au progrès scientifique. Il avait cependant le sentiment que six milliards d’individus sur la planète, c’était beaucoup, trop pour qu’il se sente à l’aise dans le XXe siècle.
La seconde rencontre décisive fut celle du linguiste russe Roman Jakobson, lui aussi intellectuel juif exilé à New York. Jakobson a montré que toutes les langues ont des structures communes : comme les cultures, chacune est différente mais toutes doivent résoudre les mêmes problèmes de communication. Lévi-Strauss emprunta à Jakobson ce concept de « structure invariable » et l’appliqua à la culture. C’est ainsi qu’est né le structuralisme de Lévi-Strauss, selon lequel tous les rituels dans toutes les cultures partagent une même structure. Avec cet outil systémique, Lévi-Strauss passera le reste de sa vie à révéler les structures sous-jacentes cachées derrière des rites et des habitudes en apparence mystérieux, énigmatiques, mythologiques. Cela lui évitera les voyages inconfortables dans des contrées lointaines. Il préférait rester chez lui et analyser les découvertes ethnographiques que lui ramenaient explorateurs et anthropologues. « Ils sont heureux de passer un an dans un pays exotique et moi je suis heureux de rester à Paris, à écrire dans mon « laboratoire » en écoutant de la musique classique », me disait-il. Le structuralisme de Lévi-Strauss est critiqué depuis les années 1960, généralement dans une perspective marxiste et existentialiste. On a reproché au structuralisme d’ignorer les changements sociaux et les luttes sociales. Lévi-Strauss ne cacha jamais qu’il était conservateur (certains préféreront ne pas l’entendre). Toute sa vie, avec un humour grinçant, il défendit ses mentors initiaux de New York et la théorie structuraliste. « Les nouveaux anthropologues américains » , dont Clifford Geertz était le mentor, me disait-il, « se comportent comme des auteurs de fiction, des romanciers et non des scientifiques : ils voyagent dans des pays exotiques, ils racontent ce qu’ils ont vu mais ils ne comprennent pas. Ils n’ont aucune rigueur scientifique ». « Le structuralisme », disait-il , « est comme une loupe : sans elle, vous n’y voyez pas clair. Avec une loupe, beaucoup de choses que vous n’auriez pas vues apparaissent. Cependant, vous ne devez jamais oublier comme votre loupe est imparfaite ! »
Léevi-Strauss était-il le scientifique distant qu’il semblait être ? Pas vraiment. Il était étrangement passionné de politique et se réjouissait toujours de la victoire des partis de droite aux élections, que cela soit en France ou dans son cher New York.
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