Un tiers des membres du département d’économie d’Harvard est originaire d’Europe. À l’Université de Chicago, la moitié des membres du département des finances est européenne. Et ces universités ne sont pas seules dans leur cas : les économistes européens sont sur-représentés dans un tiers des universités américaines. Leur influence aux Etats-Unis est décisive dans des domaines aussi variés que les marchés financiers ou le calcul des risques.
Ces universitaires – jeunes pour la plupart des gens - ont fui la médiocrité et la politisation des départements d’économie de leur pays d’origine : tous considèrent les universités américaines comme le meilleur endroit où étudier et enseigner. « Pour qui veut devenir un véritable économiste, accéder au savoir et à la reconnaissance, les États-Unis sont la seule possibilité », affirme Luigi Zingales de Chicago, leader italien dans le domaine de la régulation financière.
Beaucoup d’Européens sont partis initialement pour les États-Unis comme jeunes diplômés, frustrés par les possibilités limitées que leur offraient les universités européennes. « J’ai été formée à l’Université Libre de Bruxelles », déclare Marianne Bertrand, collègue de Zingales, membre de l’École Booth depuis 2000. « Mais lorsque j’ai décidé de faire une thèse dans les années 90 » - elle a soutenu la sienne à Harvard en 1998 – « les États-Unis étaient la seule destination sensée. » Faire une thèse dans sa Belgique natale était une perspective peu attrayante, explique-t-elle, car les étudiants étaient livrés à eux-mêmes, peu soutenus ni supervisés. Aux États-Unis, au contraire, l’université se préoccupait de ses étudiants. Les professeurs étaient abordables, les outils de recherche, dont les bibliothèques, d’excellente qualité, et le soutien, financier ou autre, accessibles.
Il y a trente ans, alors qu’il était étudiant en économie à la prestigieuse université Bocconi de Milan, « personne ne savait ce qu’était une thèse en économie », se souvient Alberto Alesina, qui a obtenu sa maîtrise et sa thèse à Harvard au milieu des années 80 et y est aujourd’hui professeur titulaire, expert en macroéconomie. À une époque où Internet n’existait pas, les étudiants européens ignoraient les possibilités offertes par les USA – il était même difficile de se procurer un formulaire d’inscription. Alesina a postulé à Harvard, au MIT et à Princeton uniquement parce qu’il en avait entendu parler. Il y a seulement dix ans, remarque Christian Hellwig, jeune économiste allemand de UCLA, « aucune université allemande ne délivrait de thèse internationalement reconnue en économie. ». La thèse obtenue, l’Europe n’avait pas non plus grand chose à offrir. Zingales a essayé de retourner en Italie en 1984, après avoir terminé son diplôme au MIT, mais le meilleur emploi qu’il pu trouver fut un médiocre poste d’assistant de recherche dans une université de seconde zone. Au bout de vingt ans, il aurait pu être titularisé, dit-il, mais seulement s’il avait eu les bons contacts. Même les meilleures universités italiennes – et cela était vrai des écoles européennes en général – étaient dominées par des traditions autocratiques et hiérarchiques. Si l’on n’appartenait pas au bon réseau universitaire et si l’on n’avait pas les bons soutiens, évoluer dans sa carrière était difficile, voire impossible.
La pensée marxiste reste également très présente dans les universités européennes, même dans les départements d’économie. Beaucoup de jeunes économistes, de formation scientifique qui reconnaissent la supériorité du marché, trouvent le climat intellectuel étouffant. La plupart des universités françaises et italiennes enseignent toujours l’économie comme un sujet philosophique – où les opinions ont autant d’importance que les faits – et non comme un sujet scientifique. Une perspective keynésienne, étatiste, domine toujours la plupart des programmes européens : les adeptes du libre marché restent une minorité.
Les départements d’économie américains sont – par comparaison – plus rigoureux et non partisans. N’y a-t-il pas une opposition idéologique entre, disons, l’Université de Chicago, connue pour être le berceau de la théorie du libre marché, et Harvard, un campus supposé étatiste ? « Cette image n’a pas grand chose à voir avec la réalité », répond Bertrand. « Nous sommes avant tout des scientifiques ; les idéologies ne dictent ni nos recherches ni nos enseignements. » Alesina, grand partisan des marchés, l’approuve : « Cette idée qu’Harvard est de gauche et Chicago ultra libéral ne correspond pas à la réalité. »
Un autre avantage des meilleurs départements américains est le fait qu’ils soient qualifiés dans tous les domaines. « Il y n’a pas un seul domaine », dit Alesina, « dont vous ne pourriez rencontrer un véritable expert ici sur le campus. » Cela vaut bien sûr uniquement pour les meilleures universités – 20 peut-être ont atteint la masse critique des étudiants et la faculté à couvrir tout le champ de la recherche économique – mais en matière de concentration fertile de talents, ils sont imbattables. Il n’est pas surprenant que, depuis 1980, 39 des 47 prix Nobel d’économie soient des professeurs issus d’universités américaines. (Et parmi ces 39, plusieurs étaient d’origine européenne, dont Gérard Debreu, de l’Université de Californie à Berkeley, et Franco Modigliani du MIT).
Les meilleurs docteurs européens restent également aux Etats-Unis pour une raison plus triviale : des postes bien dotés. « Je n’avais d’abord aucune intention de devenir professeur d’université, ni de rester en Amérique », dit Bertrand. En étudiant à Harvard, cependant, elle a découvert qu’un professeur pouvait aux États-Unis mener une carrière prospère – et qu’aux États-Unis, contrairement à l’Europe, les meilleurs économistes passaient des contrats non avec le gouvernement mais avec les universités. Elle a accepté le poste à Chicago et est devenue une star dans le domaine de l’économie du travail. Bertrand exprime une réserve à l’égard de son employeur : elle se sent « coupée du monde réel. » Cela est en grande partie lié à l’École Booth, ajoute-t-elle, car son but principal est la recherche ; si elle était à Harvard, qui est davantage tournée vers la politique et a une longue tradition de professeurs naviguant entre le gouvernement et l’université, ce serait différent.
Pierre-André Chiappori, de l’Université de Columbia, citoyen de Monaco, confirme les avantages majeurs qu’il y a à enseigner aux États-Unis. Un professeur titulaire dans une grande université américaine, observe-t-il, a des chances de gagner quatre fois plus d’argent qu’en Europe. Et les grandes universités américaines se battent pour rester les meilleures, comme le montre l’expérience personnelle de Chiappori. Jusqu’à ses quarante ans, il était un chercheur reconnu au CNRS de Paris, travaillant sur le risque financier. Au départ, Chiappori ne songeait pas faire carrière aux Etats-Unis ; et connaissait peu l’Amérique. Mais en 1992, il prononce le discours d’ouverture lors d’une conférence européenne à laquelle assiste le grand économiste de Chicago Gary Becker. Impressionné, Becker appelle Chiappori pour lui dire que ce serait un honneur de le recevoir à Chicago. « Il est difficile d’imaginer une telle chose se produisant en France », dit Chiappori. « Chicago m’a fait une offre que je n’ai pas pu refuser ». Une offre qui incluait un poste pour sa femme, chercheuse en éthique médicale. Pourquoi Chiappori a-t-il quitté Chicago en 2006 et atterri à Columbia ? « Une fois de plus, ma femme et moi avons reçu une offre que nous n’avons pas pu refuser », dit-il.
Aux États-Unis, la vie universitaire est dominée par une compétition à tous les niveaux. « On dit souvent que les universités américaines ne recrutent que parmi les meilleurs en Europe. Je dirais plutôt que nous nous améliorons car nous sommes plongés dans une compétition permanente. Je serais meilleur dans mon domaine si j’étais venu plus tôt aux États-Unis », dit Chiappori.
Un des autres atouts des universités américaines est l’efficacité de ses administrations. Les économistes n’ont pas besoin d’équipements aussi sophistiqués que les biologistes ou les physiciens, mais ils ont besoin d’ordinateurs qui fonctionnent. « À Columbia, quand mon ordinateur tombe en panne, il est réparé dans l’heure », dit Chiappori. « À Paris, cela prendrait un mois ». « En France, je pourrais obtenir des subventions, mais cela prendrait des mois de travail bureaucratique », explique-t-il. « Aux États-Unis, on peut vraiment se concentrer sur la recherche, l’administration prend le relais et facilite le processus bureaucratique. »
« Les plus grandes universités américaines ont peut-être cette avance que Chiappori et les autres décrivent, mais elles sont en train de la perdre », affirme Hellwig. Spécialiste des institutions monétaires et financières, Hellwig a décidé de quitter UCLA et de rentrer en Europe – pas dans son Allemagne natale, mais au département d’économie de l’Université de Toulouse. « Nous, Européens, avons un regard global sur le monde », dit-il, « et nous voyons de nouveaux pôles d’excellence émerger en Europe, même si ce n’est pas toujours dans notre pays d’origine. » Toulouse est l’un de ces pôles, grâce à l’autorité et l’ingéniosité de son président, Jean Tirole (un ancien du MIT). Le fait que Tirole s’assure le soutien financier des entreprises locales a permis à l’université publique de faire une offre qui rivalise avec le salaire de Hellwig à UCLA. Les universités de Bonn et Mannheim en Allemagne, Bocconi à Milan, et Pompeu Fabra à Barcelone sont d’autres centres émergents de la recherche économique en Europe, et la nouvelle Paris School of Economics, où l’on enseigne en anglais, pourrait bientôt suivre !
« Beaucoup de chercheurs européens préféreraient vivre en Europe si on leur offrait un poste satisfaisant », dit Hellwig. La proposition de Toulouse lui a plu aussi parce qu’elle lui permettra de mener la vie dont il rêve, loin de « la pression permanente aux Etats-Unis, liée aux résultats ». De plus, le progrès des communications fait qu’appartenir à un département d’économie américain est moins essentiel à un échange interuniversitaire. « Je peux vivre en France et continuer de communiquer chaque jour avec mes collègues partout dans le monde », dit Hellwig. Il peut aussi s’envoler pour tout grand colloque universitaire auquel il doit participer.
Les nouvelles subventions du Conseil Européen de Recherche constituent un défi supplémentaire à la domination des États-Unis sur la recherche. Les obtenir reste un cauchemar kafkaïen, dit Hellwig, mais, « pour deux fois plus de complications, on obtient quatre fois plus que pour un projet similaire aux États-Unis. »
Hellwig est-il un cas isolé ou est-il révélateur d’une tendance générale ? « Il y a dix ans », reconnaît Alesina, « retourner en Europe voulait dire que vous aviez échoué aux États-Unis ; ce n’est plus le cas. » L’Europe entre dans la compétition, reconnaît Zingales. Bertrand pense la même chose, même si elle remarque que les universités européennes ne sont pas encore prêtes à faire des offres attrayantes et aux professeurs et à leurs épouses.
Mais les universités américaines pourraient voir leur budget réduit. Avant la crise financière de 2008, les dotations des universités américaines avaient atteint des proportions gigantesques, encourageant beaucoup à construire et recruter sans limite. Cette époque est révolue. La crise ayant massivement diminué les dotations, la plupart des universités ont gelé les salaires, réduit le personnel administratif et allégé les bourses de recherche. Mais alors que des années difficiles s’annoncent, Alesina ne pense pas que les universités américaines perdront leur emprise. « Cela prendra des années avant que les universités européennes puissent entrer dans la compétition », dit-il. « L’erreur en Europe est d’essayer d’améliorer des universités existantes médiocres « ajoute-t-il. « Il serait plus efficace de créer de nouvelles institutions d’élite. » Mais ceci s’opposerait à la passion de l’Europe pour l’égalité, qui a gardé ses universités accessibles à tous les étudiants, sans distinction de compétences, et voit dans la « sélection » un mot obscène – un obstacle majeur sur la voie de l’amélioration du supérieur.
L’Asie pourrait-elle être la prochaine destination des économistes vagabonds ? La Chine et la Corée de Sud investissent dans d’immenses nouvelles universités, mais la taille ne garantit pas la qualité. Au mieux, les universités asiatiques seront capables de faire revenir certains de leurs économistes formés aux Etats-Unis pour établir des programmes internationalement reconnus. Mais tout comme l’amélioration des universités européennes, le processus prendra des années. De plus, Alesina a remarqué à Harvard que même lorsque les étudiants asiatiques doués en économie rentraient chez eux, ils avainet tendance à rejoindre le gouvernement ou des entreprises privées plutôt que de poursuivre des carrières universitaires.
Il est cependant indéniable que la compétition s’accélère. Traditionnellement, les universités rivalisaient pour attirer les meilleurs enseignants, chercheurs et étudiants diplômés – et les écoles américaines remportaient d’ordinaire la compétition, devenant les leaders mondiaux en économie et dans bien d’autres domaines. Ils devront bientôt se battre davantage pour rester en tête. Et il faut ajouter que la course au talent sera encore plus vive pour les étudiants de premier cycle : la compétition internationale pour l’intelligence commence de plus en plus tôt. Pendant des années, les économistes ont étudié les effets de la mondialisation ; ils en ressentent désormais les effets.
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